S'il vous plaît, dessine-moi un paradoxe (Extrait)
S'il vous plaît, dessine-moi un paradoxe
Antoine de Saint-Moi
Extrait de la revue Sémaphore de juin 2019
La confrontation à de la communication paradoxale, des injonctions paradoxales ou encore des doubles contraintes peut s’avérer difficile pour les intervenants. Elle peut générer le sentiment de tourner en rond et peut aboutir, pour le professionnel à la perte du sentiment de compétence ou au rejet de la famille ou de l’usager et de ses demandes paradoxales. Dans ce contexte, il semble important de se pencher sur la perception qu’a l’intervenant de la situation porteuse de paradoxes. Les neurosciences ont montré que nous percevions la réalité qui nous entoure selon
deux processus différents. Nous avons d’un côté une approche analytique basée sur le digital et de l’autre une approche basée sur les analogies : « ceci ressemble à cela ». Une approche analytique de la réalité nous permet de comprendre les paradoxes, de les reconnaître comme tels et d’en saisir le fonctionnement. Mais une telle compréhension ne nous donne aucune indication pour les dépasser. Il est même possible que la perception d’une situation comme paradoxale favorise le désengagement du professionnel : plus nous sommes en capacité à percevoir les paradoxes, plus nous risquons de nous en échapper, laissant les familles se débrouiller avec leurs demandes impossibles à satisfaire. Une approche par analogie présente un cadre différent. Elle ne permet pas de repérer les paradoxes ou d’en saisir le fonctionnement, mais elle permet des recadrages susceptibles de les dépasser.
Dans cet article, l’auteur tente d’appréhender les paradoxes selon ces deux approches : une approche pour comprendre, une approche pour aider à recadrer les paradoxes dans une stratégie d’intervention.
Auteurs :
Fabrice EPAUD
Intervenant systémique, formateur et superviseur à FORSYFA (NANTES), thérapeute familial à Côté Famille - Nantes
Pour ceux qui ne connaîtraient pas l’histoire du petit prince, voici ce qui se passe au début : Suite à une panne, un aviateur a dû se poser dans le désert. Il doit démonter son moteur et le réparer avant d’épuiser ses réserves d’eau et mourir de soif. C’est alors qu’il voit arriver, de nulle part, un enfant, plus exactement un petit prince, qui lui demande : « S’il vous plaît… dessine-moi un mouton… ». Pressé de reprendre ses réparations l’aviateur s’exécute mais aucun des moutons qu’il dessine ne convient au petit prince : « trop vieux », « trop malade »… Exaspéré et toujours pressé de reprendre son travail l’aviateur dessine une caisse et dit : « Ça c’est la caisse, le mouton que tu veux est dedans. » Et là, le petit prince sourit, il est satisfait et dit « c’est tout à fait comme ça que je le voulais ».
Il arrive souvent aux intervenants d’être face aux familles, comme l’aviateur face au petit prince. Une demande est faite, l’intervenant y répond mais cela ne convient jamais. De là peut naître une certaine usure, un sentiment d’incompétence, un certain agacement pouvant aller jusqu’au rejet de l’autre, devenu bien encombrant avec ses demandes jamais satisfaites. À première vue, la demande du petit prince n’est pas paradoxale. Au plus, elle peut être perçue comme déroutante, étant donné le contexte et l’utilisation dans la même phrase du vouvoiement et du tutoiement. Les interactions suivantes vont nous montrer que le petit prince ne veut pas le dessin de n’importe quel mouton, non il veut un mouton précis qui, sans doute, n’existe que dans sa tête. Du coup, le mouton désiré n’existant que dans la tête du petit prince, l’aviateur se retrouve face à une injonction paradoxale que l’on pourrait formuler ainsi : « S’il vous plaît, dessine-moi le mouton précis qui n’existe que dans ma tête à laquelle tu n’as pas accès ». À moins d’un coup de chance extraordinaire, l’aviateur pourrait bien dessiner des centaines de moutons sans pour autant dessiner celui qui convient au petit prince. Mais par chance, l’aviateur maîtrise totalement la théorie des niveaux d’apprentissages de Gregory Bateson et il propose un magnifique recadrage c’est-à-dire un changement de niveau permettant de sortir du paradoxe. Dans le problème posé par le petit prince, le dessin doit venir de l’aviateur, mais l’image du mouton ne peut venir que du petit prince qui en a une conception précise dans la tête. Le dessin accompagné par ce commentaire : « Ça c’est la caisse, le mouton que tu veux est dedans. » répond parfaitement à ce double impératif. Le dessin de la caisse est fait par l’aviateur et le mouton imaginé par le petit prince trouve sa place dans le dessin.